Les étudiants de l’Università degli Studi di Torino (Dipartimento di Lingue e Letterature Straniere e Culture Moderne) vous partagent leurs avis de lecture sur Trois jours à Berlin, premier roman de Christine de Mazières, lauréate et invitée aux Extras du Festival du premier roman 2020.
Border de Jacques Houssay, (Paris, Le Nouvel Attila, 2019)
Encapsulés dans un univers parallèle
C’est un « roman de vies » qui se tiennent au bord, d’individus, à l’acception occidentale du terme, c’est-à-dire « seuls, isolés », qui vivent aux marges et qui perçoivent leur propre insignifiance. Qui, parmi nous, ne l’a jamais ressentie ? Les histoires personnelles ne servent qu’à tracer un itinéraire commun bien qu’on ait des développements différents. Ces personnages traînent dans le même coin, mais suivant des parcours différents : parfois ils se croisent, ils se confondent, ils se mêlent et puis ils reprennent leur chemin, pas vraiment seuls, car ils sont conscients qu’il y a quelque chose qui les attend dans un endroit que tous connaissent. Cet endroit est appelé Border : nom qui est déjà très significatif, car il indique un lieu qui limite, mais en même temps qui déborde, pour la difficulté de contenir ses existences troublées. Tom Frager chante :« Tu as bien à l’esprit, une île ou un ailleurs, d’où tu viens, qui te suit », et cela décrit très bien la sensation d’appartenance dont l’auteur parle; or, le prix est très haut, car ce lieu est coupable de « submerger l’individu ». Les personnages qui vivent à l’intérieur de Border semblent être les habitants d’un aquarium, car comme des poissons, ils sont obligés de revenir en arrière quand ils doivent faire face à d’infranchissables limites transparentes. Tout le monde respire le même air dans cette boule de verre, qui comme un écosystème artificiel isolé du monde, accueille ses habitants mais, en même temps, les rend conscients d’être marqués; d’ailleurs, tous les personnages sont « baptisés » par cette ville qui les définit et les condamne :« Nous possédons cette certitude que rien ne sert de partir plus loin, pour un autre sol, une autre patrie, un autre pays, une autre ville, une autre mère, un autre bitume. Rien ne s’oppose à cette gravité que nous retient, serrés contre cette mère qui nous gobe jour après jour ». Cette incapacité de sortir de la ville est bien peinte par les mots de Franz Kafka, dans Le Procès :« Il est souvent plus sûr d’être enchaîné que d’être libre » (trad A. Vialatte). Les personnages semblent forcés à nager dans une étrange atmosphère, qui influence leur attitude quotidienne. Le protagoniste, Scribouilleur, se définit « un handicap d’empathie, un monstre timide » car il aimerait sauver les autres, mais il est tout à fait incapable de se sauver lui-même. Il « scribouille » à propos des gens qui habitent cet endroit, qui ne trouveront pas de place dans la vie frénétique de tous les jours, car les rythmes de la ville ne les concernent pas; tout comme dans K.O. d’Hector Mathis (Buchet-Chastel, 2018), où l’on appelle la banlieue grisâtre, pour remarquer qu’il s’agit d’un lieu de conflit, comme le montre le suffixe « âtre». En effet, les personnages ont besoin d’un lieu à eux, qui soit capable de respecter leur temps, si différent de celui des autres. Le langage, spontané, tend à reproduire le français quotidien, parfois on a l’impression d’assister à un flux de conscience de la part du protagoniste qui utilise des phrases courtes pour exprimer ce qu’il ressent. Ce roman pourrait être apprécié par des lecteurs introverties, qui reflètent sur leurs limites, et qui se tiennent aux marges. Par conséquent, on ne conseillerait pas ce livre à des personnes qui apprécient l’action et qui espèrent qu’il se passe quelque chose, car ils seraient déçus : les habitants de Border appartiennent à une dimension à eux, et on ne peut pas prétendre qu’ils changent leur vie.
Gabriele Bertalotto, Debora Sciolla
Chroniques d’une station-service de Alexandre Labruffe (Mesnil-sur-l’Estrée, éditions Verticales)
Le roman de Labruffe commence en décrivant l’espace où se déroulera la plupart du livre : une station-service de la banlieue parisienne, loin de tout. Le protagoniste – Beauvoire – est un pompiste. Il fait un travail aliénant mais on dirait que ce n’est pas un problème pour lui, jeune pompiste déphasé et maladroit qui aime les films post-apocalyptiques et Baudrillard, le philosophe. Labruffe transforme un lieu banal comme la station-service en quelque chose de très poétique. Il parle de la routine de ce pompiste qui n’est jamais ennuyante grâce justement à la figure de Beauvoire, un personnage léger mais au même temps qui a de l’épaisseur. Il se sent parfois transparent dans sa station-service, les gens ne prêtent pas attention à lui parce qu’ils pensent seulement à faire le plein et à répartir. Ce pompiste avec la tête dans les nuages passe ses journées en regardant Mad Max en boucle, à jouer aux échecs avec Nietzland et à contempler l’espace qui l’entoure (« Il faut aimer la routine aussi »). Labruffe enrichit le roman avec un peu de mystère, de poésie et d’ironie. Il aborde des thèmes très actuels et rend la lecture de ce roman une expérience très agréable. Il donne vraiment l’envie de partir, s’arrêter dans une station-service de la banlieue et la contempler. Le roman se déroule à notre époque, en fait il y a beaucoup de détails qui appartient au monde d’aujourd’hui. Par exemple, quand Beauvoire commence à utiliser le site Tinder (un site de rencontres), et il nomme aussi le site Twitter (que nous connaissons parfaitement). Le style d’écriture est simple mais débordant, avec beaucoup d’expressions idiomatiques (« Dehors, il pleut des cordes », « Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup »). Parfois on peut aussi le définir original. Par exemple – à la page 36 – le protagoniste affirme aimer les notes de bas de page en parlant de Fitzgerald et l’auteur ajoute seulement à ce moment une note de bas de page. Cependant, il cite souvent certains noms comme Fitzgerald, Baudrillard, Hopper. À propos de Fitzgerald, à la page 98 il y a une référence à Gatsby. La sœur de Beauvoire a organisé une exposition de photographie dans la station-service en invitant beaucoup de personnes et un DJ. On a vraiment l’impression de participer à une fête style Gatsby le Magnifique, dans ce cas participent aussi des langoustes vivantes. Vous découvrirez ce truc vraiment comique et étrange en lisant le roman. Il aime l’art et il répand cet amour dans sa vie quotidienne. La narration est enrichie avec de nombreuses phrases philosophiques qui permettent au lecteur de réfléchir sur des aspects profonds de la vie à partir de l’observation de ce qui se passe tous les jours dans le monde (« Je ne sais pas si on peut s’immoler par amour, dit-il, mais en tout cas, on peut simuler par amour »). La fragmentation du roman choisie par Labruffe est très intéressante et rend le roman bien lisible. Parfois on a des « chapitres » composés seulement d’une phrase, comme s’il s’agissait d’un aphorisme. Les deux points centraux du roman sont représentés par des sujets très banals : le protagoniste Beauvoire et la station-service dans laquelle il travaille. Toutefois, l’auteur est réussi à transformer le banal en original. La routine en poésie justement ! Les mystères, les quiproquos érotiques, les nombreux événements ironiques qui se suivent dans cette station-service donnent aux lecteurs une forte envie de lire ce roman et de savoir comment finira cette histoire tellement… poétique !
Francesca Festa
Faunes de Christiane Vadnais (Québec, Éditions Alto, 2019)
Homme ou animal ?
Faunes, de Christiane Vadnais, s’annonce aux lecteurs avec une citation d’Einstein : “Je me sens si solidaire de tout ce qui vit qu’il m’est indifférent de savoir où l’individu commence et où il finit”. C’est l’impression que nous avons lors de la lecture du livre : où finissons-nous, où commence le reste du monde ? Préparez-vous : c’est un livre déroutant, dans lequel le monde animal fait irruption dans le monde humain et, tout au long du livre, il est de plus en plus difficile de les distinguer les uns des autres.
Le roman est divisé en plusieurs chapitres avec différents épisodes et personnages. Commençons par « Diluvium »: Agnès et Heather sont deux clientes du spa de Shivering Heights, elles s’y retrouvent ensemble malgré le mauvais temps et l’avertissement de la concierge du risque d’effondrement. Agnès ne peut plus supporter les responsabilités de son travail, qui la persécutent, et Heather semble être là pour l’aider à se détendre dans ce paradis… Et finalement, ce qui était autrefois un monde structuré, créé par les humains pour les humains, le spa, est bouleversé par une inondation. “Des objets piquants lui tailladent les flancs, des morceaux de bois la heurtent de toutes parts, mais plus rien ne lui importe que de partir loin de regard dévorant de Heather, du spa, du bureau, loin de tout”. Tout ce qu’Agnès a tenté de contrôler n’est plus sa prérogative, son petit monde humain se dilate et devient autre chose. Un aspect distingue Faunes : les personnes, après une résistance initiale à un destin défavorable, notamment la mort, la maladie, l’absence d’un proche, finissent par céder, trouvant un certain équilibre entre leur soif de vie et un avenir qui n’est plus entre leurs mains, mais au gré du cours naturel des choses.
Dans un tel monde, l’ambition d’une scientifique, Laura, la principale protagoniste du roman, de vouloir découvrir le secret de la rivière – par quoi l’eau est-elle contaminée ? – semble presque puérile. Un des messages du roman est d’abandonner la prétention de pouvoir contrôler l’environnement. Il faut simplement vivre. Laura est aussi le fil rouge du roman, elle lie les événements et apparaît dans plusieurs chapitres. Avec sa détermination elle nous fait vivre des moments inquiétants, risquant sa vie pour son enquête, mais tout au long du roman on a l’impression que son choix ne portera qu’à une seule fin : le retour à l’état sauvage des êtres humains, que l’écrivaine nous fait présumer inévitable, comme la faim de l’ours qui ne peut être niée. Lawrence, un personnage altruiste, est une personne incomprise par les malades. Il les soigne tous les jours, souhaitant qu’ils aient finalement une vie au-delà de leur douleur… Quand l’espoir est sur le point d’être perdu, voici les derniers malades qui trouvent une solution sans la chercher, c’est-à-dire en laissant l’amour et le monde magique de la forêt les guider… La faim, la maladie, la vie, la mort, l’amour. Ce roman est loin d’être une célébration de la coexistence harmonieuse entre l’homme et l’animal. Une citation de Werner Herzog, tirée de son documentaire “Grizzly Man” paru en 2006, s’adapte parfaitement à la trame du roman : “I believe the common denominator of the Universe is not harmony, but chaos, hostility and murder”. Les opposés doivent trouver un moyen de vivre ensemble, comme Cathy et sa mère, liées dans des enjeux sadiques, où “l’Ogresse” domine sa fille, ne lui laissant aucun espoir de s’enfuir.
L’univers de Christiane Vadnais est impénétrable, la conclusion des épisodes n’est jamais celle attendue. On pourrait dire que l’histoire est un crescendo de mystère, comme par exemple dans “Ursus”, où Laura se sauvera d’une meute d’ours affamés grâce à une solution surprenante : son corps même lui dira comment faire. Après ce retournement de situation, le chapitre se termine brusquement, on pourra peut-être savoir à la fin le destin de Laura. Pour conclure, ce roman constitue une lecture passionnante, pleine de surprises, avec plusieurs points de vue intéressants, unis par une vision holistique du monde.
Claire Rosa Casile