Interview à Eric Chacour, Ce que je sais de toi (Alto/Philippe Rey 2023), réalisée par les étudiants de l’université de Turin
1) Le protagoniste Tarek aime vraiment son travail de médecin ou accepte-t-il sa profession (ainsi que son amour pour Mira ?) de manière passive ?
Je dirais qu’il ne se pose pas vraiment cette question, il se préoccupe davantage de savoir s’il fait « la bonne chose », celle qu’on attend de lui. La question de l’épanouissement professionnel me semble d’ailleurs assez récente (et plutôt occidentale) et de nombreuses personnes évitent soigneusement d’ausculter leur propre bonheur, peut-être par peur des réponses qu’ils y trouveraient. Pour ce qui est de son union avec Mira, je dirais que c’est un mariage d’amour.
2) Au fil des pages, le narrateur change (tu/je/nous). Peut-on dire que le « nous » final, qui réunit Tarek et son fils, représente également une conciliation par rapport à la perte (irréparable) d’Ali ? S’agit-il d’une sorte de pensement sur une blessure interpersonnelle mais aussi « intergénérationnelle » ?
À vrai dire, le narrateur ne change pas. C’est une simple illusion d’optique. Beaucoup me parlent de ces parties écrites au je, au tu et au nous mais cela ne tient qu’au nom des chapitres. La première personne du singulier est introduite progressivement, elle est simplement implicite en début de récit. Le seul changement narratif se produit dans les (courtes) scènes à Montréal. Elles sont écrites au présent, à la troisième personne et restent extérieures aux personnages.
3) Quel est la place des femmes dans ce récit centré sur des hommes ? Les personnages féminins semblent en effet loin d’être sans influence au sein des deux familles.
Il s’agit de l’autre illusion d’optique du roman. À ce jour, toutes les couvertures de ce livre (dans les versions francophones comme étrangères) représentent des hommes, le « je » et le « toi » du titre, également… et pourtant, c’est un roman éminemment féminin. Je crois que les personnages les plus forts de cette histoire sont les femmes de cette famille.
4) Est-ce seulement la “clandestinité” obligée (à cause du regard familial et de la société) de cet amour entre deux hommes qui condamne la relation entre Tarek et Ali à l’échec ? Ou bien y a-t-il une composante de différence sociale, religieuse, voire linguistique incontournable dans leur rupture ?
Je voulais que tout distancie Ali et Tarek : leur milieu social, leur niveau de vie, leur religion, leur environnement familial…, que leur seul point commun soit d’être des hommes de cette Égypte de la fin du XXe siècle, et que, paradoxalement, ce soit ce point commun qui les condamne plus que n’importe quelle différence.
5) Le fait que ce roman se déroule en grande partie au Caire est-il une manière de renouer avec vos origines, comme le suggère également l’exergue ?
J’imagine que oui, ou peut-être, plus simplement, une manière de situer l’histoire dans un environnement dont je connais les codes. Mais oui, ce texte est (aussi) une lettre d’amour au pays de mes parents.
6) Avez-vous utilisé des sources (récits familiaux, lectures, ou autre ?) pour reconstruire les scènes égyptiennes ?
J’ai le sentiment d’avoir grandi dans ces récits d’une Égypte révolue, celle d’une communauté levantine, francophile et chrétienne, à la fois fière de son orientalité et tournée vers l’occident. Il n’y a donc pas eu de réel travail de recherche sur cet aspect du roman. Je voulais aussi éviter l’écueil d’un roman exotique, alors j’y ai mis ce que l’Égypte est pour moi (des odeurs, des paysages urbains délavés par le sable, le bruit incessant des voitures…) et ce qu’on y trouve d’universel. Le défi de ce texte était de raconter une histoire à la fois très « contextualisée » et dans laquelle chacun pourrait se reconnaître.
7) Avez-vous toujours su que vous vouliez devenir écrivain ou ce désir est-il arrivé d’un coup ?
Qui vous dit que j’ai déjà eu un tel désir ? 🙂